vendredi 22 novembre 2013

Rouen – Le départ de la classe 1914 - Regards croisés sur une photographie

Il y a quelque temps, Stephan Agosto nous faisait part de la publication d'une magnifique photographie sur la page d'accueil du site des ArchivesDépartementales de Seine-Maritime. Elle a été choisie pour illustrer le message d'appel de la GrandeCollecte et figure à l'inventaire des Archives Départementales sous la cote 157 Fi P4100.
Splendide cliché, qui m'a interpellée à plusieurs titres et a suscité l'intérêt d'un groupe de personnes s'intéressant à cette période, plus particulièrement en ce qui concerne le 3e Corps d'Armée, dont dépendent plusieurs régiments rouennais :



Cette photographie c'est tout d'abord la qualité de la prise de vue, une image très nette, d'une composition harmonieuse avec plusieurs lignes de fuite qui convergent vers le centre de la photographie. La pose triangulaire du groupe est peu classique, elle force le regard à suivre la profondeur du plan, à parcourir les deux rangs ainsi formés et à s'attarder sur chaque visage . Elle permet également de saisir plus de personnages sur une même largeur sans reculer le plan qui est assez rapproché.



C'est aussi l'émotion qui se dégage de cette multitude de visages : tous ces hommes ont l'air grave, sérieux, peu ont le sourire, la totalité a le regard dirigé vers l'objectif, sauf l'un des gradés, celui qui semble le plus âgé. Les soldats ne posent pas chacun de façon figée et uniforme, ce qui rend la photographie plus vivante. Quelques détails émergent de cet ensemble : la présence d'un religieux, celle d'un homme au visage couvert d'un pansement, les drapeaux fichés dans les canons des fusils.

J'ai également remarqué la présence d'hommes de deux régiments différents, le 119e Régiment d'Infanterie et le 74e Régiment d'Infanterie, mais n'ayant que des notions assez imprécises et fragiles en matières d'uniformes, d'équipements et d'histoires régimentaires, je me suis penchée sur d'autres aspects.

J'ai tout d'abord été intriguée par l'homme en soutane. Il est bien plus âgé que les jeunes soldats de la classe 14. S'il avait fait partie de la troupe, il porterait, comme les autres, uniforme et bardas, qu'il soit aumônier ou simple soldat. On peut supposer qu'il s'agit du curé ou d'un vicaire d'une paroisse environnant la caserne, venu apporté son soutien ou sa bénédiction à ces troupes partant pour le front. J'ai cherché dans le Journal de Rouen ou dans les bulletins du diocèse contemporains de la photographie s'il était fait mention du départ de la classe 14, mais de tels écrits devaient très certainement être interdit par la censure militaire. Pour cerner une paroisse, il faudrait connaître plus précisément où ce cliché a été pris. Donc je n'ai rien trouvé sur ce religieux.

Et puis je suis revenue à la photographie. Que me raconte-t-elle ? Qu'avons nous comme éléments fournis par la source ?

En examinant le paysage de la scène, on s'aperçoit qu'il est très limité : des petits bâtiments accolés à des murs qui forment enceinte et le haut de bâtiments extérieurs.
Mais c'est ce cadre qui me parle : ces bâtiments me sont très familiers, ce type d'architecture, ces murs montés mi-brique mi-silex, j'en vois tous les jours sur ma chère rive-gauche de Rouen. Je pense que cette photographie a été prise à la caserne Pélissier, mais je n'ai pas d'éléments tangibles à apporter, hormis ce grand sentiment de familiarité, remontant à mon enfance avec cet environnement.

Concernant les éléments en notre possession, le site des archives a ainsi légendé l'image publiée :

Départ de la classe 1914 pour le front [Titre]
22 novembre 1914 [Date]
157 Fi P4100.[Cote]
Le 2 août 1945(?), l’Allemagne déclare la guerre à la France. L’ordre de mobilisation, placardé dans toute la France obligent des millions d’hommes ayant effectué leur service militaire à se préparer pour la guerre. [Contexte]
Ici le départ de l’une des troupes rouennaises, la classe 1914, scène immortalisée par le photographe amateur Louis Chesneau. [Auteur]


Nous n'avons pas le lieu précis de la scène. Le terme « troupes rouennaises » peut laisser supposer que ce sont des soldats conscrits à Rouen. S'ils sont dans une caserne, laquelle-est-ce ?

La date semble précise : le 22 novembre 1914. Une consultation du Journal de Rouen, qui consigne les données des relevés météorologiques permet de confirmer pour cette période des températures déjà hivernales. Le départ de la classe 1914 en novembre, nous est connu par les recherches menées concernant les instituteurs mobilisés.

L'auteur : Louis Chesneau est dit « photographe amateur ». Ce n'est pas un photographe de presse, ni un photographe militaire, ni un photographe professionnel. Comment a-t-il pu obtenir le droit de venir photographier les troupes au sein d'une caserne dont on imagine que l'accès doit être très réglementé et soumis à autorisation ?

Lors des dernières journées du Patrimoine, j'ai visité deux lieux de conservation : celui du Centre de Ressources du Musée de l’Éducation et celui des Archives Départementales. Lors de ces deux visites, on nous a présenté des plaques photographiques et les conditions de leur conservation. La légende nous donne une cote de conservation aux Archives Départementales : consultons le catalogue pour trouver de quoi se compose le fond « Chesneau » s'il existe ou bien si c'est la seule œuvre de Monsieur Chesneau qui se trouve aux AD.
Malheureusement, le catalogue en ligne n'est pas complet et le fond Chesneau n'y est pas indexé. Il est, par contre cité dans d'autres catalogues.

Dernier recours : à tout hasard j'écris « Louis Chesneau » (avec les guillemets) dans un moteur de recherche bien connu et là, j'ai des réponses, beaucoup de réponses, dont l'une est particulièrement intéressante,

Les éditions « Point de Vues » lui ont consacré un livre : « Louis Chesneau, un photographe amateur Le Voyage à Saint-Sever en 1899 »(1). Monsieur Louis Chesneau est un photographe, amateur certes, mais connu et reconnu, encore à notre époque.
 
Le site de l'éditeur donne une brève biographie du photographe par laquelle on apprend que Louis Chesneau est bien un photographe amateur, puisque qu'il est par ailleurs « négociant », investi au sein du « Photo-Club rouennais ».
Le site de l'éditeur propose également un dossier de presse concernant cet ouvrage. Dans ce dernier, on en découvre un peu plus sur Louis Chesneau, ainsi que sur ses activités au sein du photo-club rouennais. Chacune de ses projections était accompagnée d'un cahier, dont l'un en particulier, s'intitule « Court-Circuit de la Grande Guerre à Rouen, 1914-1918 » daté de 1919.

L'auteur de ce livre hommage à Louis Chesneau est Didier Mouchel, chef de projet de la mission photo du Pôle Image de Haute-Normandie qui est un autre lieu de conservation d'archives photographiques et cinématographiques.

Un détour par le site du Pôle Image de Haute-Normandie s'impose.
On y apprend que le fond « Chesneau » est conservé par la famille de Monsieur Chesneau mais qu'une campagne de numérisation, à fin de préservation a été entreprise par le Pôle Image. Une partie de ce fond a également été versée aux Archives Départementales de Seine-Maritime.

La numérisation des œuvres de Mr Chesneau, ainsi que celle concernant d'autres photographes normands a été mise en ligne sur la basephoto du site du Pôle Image de Haute-Normandie. Elle est classée par auteur et par thème.

Le fond Louis Chesneau comporte trois thèmes :
  • la Première Guerre Mondiale avec 193 photographies,
  • Les Fêtes rouennaises avec 36 photographies,
  • le Photo-Club rouennais avec 2 photographies.

Chaque photographie numérisée et mise en ligne est accompagnée d'une notice d'inventaire détaillée comportant :
  • Le titre
  • L'auteur
  • Une description
  • L'année de prise de vue
  • Le nom du fond
  • Les notes du photographe
  • Des mots-clés
  • Un numéro d'inventaire
  • L'ayant-droit
  • La technique
  • Le support
  • Le format
  • Le lieu de consultation
  • Le lieu de prise de vue
  • Autres supports
    Dans la partie « Première Guerre Mondiale », certaines plaques sont signalées comme manquantes, mais figurent quand même à l'inventaire avec les notices afférentes, rédigées à partir des cahiers de projection de Louis Chesneau.

    Et c'est parmi ces notices de plaques manquantes qu'on en trouve une particulièrement intéressante : elle est cataloguée sous le numéro d'inventaire 0447 et porte le titre « Pierre Chesneau, André Batan et le Lieutenant Gaudron de Coquecaumont ».
    La description est très précise : « 119è d’infanterie à la caserne Pélissier avant le départ pour le front. Au premier plan le lieutenant Gaudron de Coquecaumont(2), Pierre Chesneau et André Batan. ». Description complétée par les notes du photographe : « Rouen Caserne Pélissier. Lieutenant Gaudron (…) A Batan » et enfin la date de prise de vue : 1914.

    Les plaques portant le numéro d'inventaire 0445 et 0446 peuvent y être associées puisqu'elles traitent du même sujet : le départ pour le front du 119e Régiment d'Infanterie. Les notes du photographe apportent des précisions supplémentaires : “La Guerre. Caserne Pélissier. Groupe (...). Départ 119e cl. 191423-11-14”.

    Le sujet se précise : il s'agit du départ des conscrits de la classe 1914 du 119e Régiment d'Infanterie, avec une date précise, le 23 novembre 1914.

    Louis Chesneau s'est donc rendu à la caserne Pélissier, sur la rive gauche de Rouen, le 23 novembre 1914, pour y immortaliser les scènes du départ pour le front des jeunes conscrits de la classe 1914 affectés au 119e Régiment d'Infanterie.

    Une autre série de photographies montre même qu'il aurait rejoint ce même régiment sur le front en 1915 comme en témoigne la photographie numéro 593 qui met en scène un groupe d'infirmiers de ce même régiment dont le titre est « Infirmiers à Neuville-Saint-Vaast » et les notes du photographe : « Neuville St Vaast. infirmiers. Tanay. Chesneau. Balan. Juillet 1915 ».

    On est en droit de se demander, comment Louis Chesneau, photographe amateur, a pu se rendre sur le front dans ce secteur où à cette époque les combats font rage pour maintenir une position conquise à l'ennemi en juin 1915 et qui fit des milliers de victimes. Les clichés 585 à 596 témoignent d'ailleurs parfaitement de l'état dans lequel il découvrit ce secteur, suite à ces combats, en juillet 1915.

    Pour nous recentrer sur notre sujet, la photographie mise en ligne sur le site des Archives Départementales de Seine-Maritime, faisons une synthèse des nouveaux éléments découverts grâce au fond Chesneau, numérisé et mis en ligne par le Pôle Image :

    • Louis Chesneau en novembre 1914, le 23 précisément d'après ses notes, réalise plusieurs clichés à la caserne Pélissier, mettant en scène le départ des conscrits de la classe 1914 du 119e Régiment d'Infanterie pour le front.
    • En juillet 1915, il se rend à Neuville-Saint-Vaast, sur le champ de bataille, et y photographie de nouveau des soldats du 119e Régiment d'Infanterie.
    • On cite des personnages : Pierre Chesneau, le lieutenant Gaudron de Coquecaumont, le capitaine Tanay, André Batan ou Balan.
    • Pierre Chesneau est noté dans les descriptions comme étant le fils de Louis Chesneau. On retrouve sous le numéro d'inventaire 0378 une photographie des trois fils de Louis Chesneau : Marcel, Jean et Pierre.

    La corrélation avec l'image produite par les Archives départementales semble évidente : l'auteur est le même, la datation et le sujet correspondent. L'examen de cette photographie montre bien qu'on y a photographié des soldats du 119e RI, le cadre de la caserne Pélissier n'est pas confirmé mais il est fort probable.

    Le contexte, le lieu et la date sont établis. Il reste peut-être à évoquer certains personnages de la photographie, notamment Pierre Chesneau.
    Comme nous le confirme l'état-civil, consulté sur le site des Archives Départementales, Pierre Chesneau est né à Rouen, le 30 avril 1894, fils de Marie Alexandre « Louis » Chesneau et de Marie « Berthe » Lethuillier. Donc, d'après sa date de naissance, il a dû être conscrit au sein de la classe 1914. Il est, pour le moment, impossible de consulter sa fiche matricule militaire, le registre la contenant étant actuellement dans les réserves des Archives Départementales pour numérisation.
    En comparant les documents 0378 et 0593 avec le personnage central de la photographie du groupe du 119e Régiment d'Infanterie, on s'aperçoit avec évidence qu'il s'agit de Pierre Chesneau.



    La composition du cliché et le soin pris par Louis Chesneau à la disposition des hommes dans la scène n'est pas anodin et révèle tout le talent artistique de ce photographe. Il n'est pas venu en simple photographe amateur assister à la scène du départ de la classe 1914. Il est concerné par cet événement. Au centre de sa composition il y a son fils, Pierre Chesneau.. Et il a mis tout son art à immortaliser cette scène qui laisse paraître tant d'émotions, de la part des acteurs et du preneur de vue.

    On imagine facilement combien Louis Chesneau doit être ému et attentif à cette scène de départ. Il connaît la guerre et il sait ce que peut vouloir dire ce départ pour le front. Son grand-père, Alexandre Louis Chesneau était officier de la Grande Armée, comme en témoigne son dossier de Légion d'Honneur. Il y a eu la guerre de 1870 à laquelle Louis Chesneau a peut-être participé et dont, de toute façon, il a été témoin. D'autre part Marcel Chesneau, fils ainé de Louis et frère de Pierre est mort en 1913, à l'âge de 27 ans et a été inhumé à Sotteville-lès-Rouen, le 18 novembre 1913, soit un an, presque jour pour jour avant le départ de son frère pour le front.

    Pierre Chesneau survivra au conflit mais s'éteindra peu après, le 26 avril 1923, des suites d'une maladie contractée au front. Son père Louis Chesneau décédera la même année, au mois d'octobre, à l'âge de 68 ans.

    Archives Départementales de Seine-Maritime, Journal de Rouen,
     28 avril 1923, JPL 3_267 et 5 octobre 1923, JPL 3_269

    Le bulletin de l’Église de Rouen et du Havre, publie dans son numéro 50 du 15 décembre 1923 une nécrologie qui rend hommage au talent de Louis Chesneau et rappelle notamment sa collaboration avec les médecins en charge des blessés et mutilés de guerre.


    BNF, Gallica Bibliothèque Numérique, Église de Rouen et du Havre bulletin n°50 15 décembre 1923, [en ligne] http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k63381722/f20.image


    Voilà pour mon regard sur cette belle photographie. Exercice enrichissant qui a permis de mettre en œuvre une méthodologie particulière à la lecture de photographie et à son utilisation comme source de l'histoire. Les vues croisées des participants sur un même support et ayant chacun choisi un angle d'interprétation et de lecture différents est aussi très stimulant et fécond.

    La découverte de ce fond a été permise par la conservation des collections de Louis Chesneau par sa famille, par la numérisation à fin de partage, par la mise en ligne, et de préservation, voulue par la famille et mise en œuvre par le Pôle Image et les Archives départementales. Que tous en soient remerciés.


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    Notes

    1. Mouchel, Didier , Louis Chesneau, un photographe amateur Le voyage à Saint-Sever en 1899, Point de vues, 2002, 88p.
    2. Il s'agit de Marie-Joseph Caudron de Coqueréaumont (1883-1915), sous-lieutenant au 119e Régiment d'infanterie, Mort pour la France le 26 juin 1915 à Aix-Noulettes (Pas-de-Calais) Fiche Mémoire des Hommes 

    Sitographie (sources) :
    1.  Département de la Seine-Maritime, Archives Départementales de Seine-Maritime, [en ligne] http://www.archivesdepartementales76.net/index.php (consulté le 21novembre 2013)
    2. Centre National de Documentation Pédagogique, Musée National de l’Éducation, [en ligne] http://www.cndp.fr/musee/ (consulté le 21 novembre 2013)
    3. Pôle Image Haute Normandie, Pôle Image Haute Normandie, [en ligne] http://www.poleimagehn.com/ (consulté le 21 novembre 2013)
    4. Bibliothèque Nationale de France, Gallica bibliothèque numérique, [en ligne] http://gallica.bnf.fr/ (consulté le 21 novembre 2013)
    5.  Ministère de la Culture et de la Communication, Archives Nationales base de données Léonore [en ligne] http://www.culture.gouv.fr/documentation/leonore/recherche.htm (consulté le 21 novembre 2013)
    6. Editions Point de vues, éditions point de vues, [en ligne] http://www.pointdevues.com/  (consulté le 21 novembre 2013)
    Sites d'intérêt

    1. Photo-Club Rouennais, Photo-Club Rouennais fondé à Rouen en 1891, [en ligne] http://photoclubrouen.free.fr/ (consulté le 21 novembre 2013)
    2. Société Française de Photographie, Société Française de Photographie, [en ligne] http://www.sfp.asso.fr/#home.php (consulté le 21 novembre 2013)
     Articles d'intérêt

    1. Ilsen About et Clément Chéroux, « L'histoire par la photographie », Études photographiques, 10 | Novembre 2001, [En ligne], mis en ligne le 18 novembre 2002. URL : http://etudesphotographiques.revues.org/261. consulté le 21 novembre 2013.
    2. Didier Mouchel, « Archéologie du reportage photographique », Études photographiques, 11 | Mai 2002, [En ligne], mis en ligne le 04 mars 2010. URL : http://etudesphotographiques.revues.org/271. consulté le 20 novembre 2013.